Quelque maître malheureux à qui l'inexorable Fatalité a donné une
chasse acharnée, toujours plus acharnée, jusqu'à ce que ses chants
n'aient plus qu'un unique refrain, jusqu'à ce que les chants funèbres de
son Espérance aient adopté ce mélancolique refrain: «Jamais! Jamais
plus!»
Edgar Poe — Le Corbeau
Sur son trône d'airain le Destin, qui s'en raille,
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
Théophile Gautier — Ténèbres
I
Dans ces derniers temps, un malheureux fut amené devant nos tribunaux,
dont le front était illustré d'un rare et singulier tatouage: _Pas de
chance!_ Il portait ainsi au-dessus de ses yeux l'étiquette de sa vie,
comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouve que ce bizarre
écriteau était cruellement véridique. Il y a, dans l'histoire
littéraire, des destinées analogues, de vraies damnations,—des hommes
qui portent le mot _guignon_ écrit en caractères mystérieux dans les
plis sinueux de leur front. L'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé
d'eux et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. En
vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce; la
Société a pour eux un anathème spécial, et accuse en eux les infirmités
que sa persécution leur a données.—Que ne fit pas Hoffmann pour
désarmer la destinée, et que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la
fortune?—Existe-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le
malheur dès le berceau,—qui jette avec _préméditation_ des natures
spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs
dans les cirques? Y a-t-il donc des âmes _sacrées_, vouées à l'autel,
condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres
ruines? Le cauchemar des _Ténèbres_ assiègera-t-il éternellement ces
âmes de choix? Vainement elles se débattent, vainement elles se ferment
au monde, à ses prévoyances, à ses ruses; elles perfectionneront la
prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fenêtres
contre les projectiles du hasard; mais le Diable entrera par la serrure;
une perfection sera le défaut de leur cuirasse, et une qualité
superlative le germe de leur damnation.
_L'aigle, pour le briser du haut du firmament,_
_Sur le front découvert lâchera la tortue,_
_Car ils doivent périr inévitablement._
Leur destinée est écrite dans toute leur constitution, elle brille d'un
éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule
dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins.
Un écrivain célèbre de notre temps a écrit un livre pour démontrer que
le poëte ne pouvait trouver une bonne place ni dans une société
démocratique ni dans une aristocratique, pas plus dans une république
que dans une monarchie absolue ou tempérée. Qui donc a su lui répondre
péremptoirement? J'apporte aujourd'hui une nouvelle légende à l'appui de
sa thèse, j'ajoute un saint nouveau au martyrologe: j'ai à écrire
l'histoire d'un de ces illustres malheureux, trop riche de poésie et de
passion, qui est venu, après tant d'autres, faire en ce bas monde le
rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures.
Lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe! Sa mort, dénoûment horrible
dont l'horreur est accrue par la trivialité!—De tous les documents que
j'ai lus est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne
furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation
fiévreuse d'un être fait pour respirer dans un monde plus
aromal,—qu'une grande barbarie éclairée au gaz,—et que sa vie
intérieure, spirituelle, de poëte ou même d'ivrogne, n'était qu'un
effort perpétuel pour échapper à l'influence de cette atmosphère
antipathique. Impitoyable dictature que celle de l'opinion dans les
sociétés démocratiques; n'implorez d'elle ni charité, ni indulgence, ni
élasticité quelconque dans l'application de ses lois aux cas multiples
et complexes de la vie morale. On dirait que de l'amour impie de la
liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou
zoocratie, qui par son insensibilité féroce ressemble à l'idole de
Jaggernaut.—Un biographe nous dira gravement—il est bien intentionné,
le brave homme,—que Poe, s'il avait voulu régulariser son génie et
appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée au sol
américain, aurait pu devenir un auteur à argent, _a money making
author;_—un autre,—un naïf cynique, celui-là,—que, quelque beau que
soit le génie de Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent,
le talent s'escomptant toujours plus facilement que le génie. Un autre,
qui a dirigé des journaux et des revues, un ami du poëte, avoue qu'il
était difficile de l'employer et qu'on était obligé de le payer moins
que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
vulgaire. _Quelle odeur de magasin!_ comme disait Joseph de Maistre.
Quelques-uns ont osé davantage, et, unissant l'intelligence la plus
lourde de son génie à la férocité de l'hypocrisie bourgeoise, l'ont
insulté à l'envi; et, après sa soudaine disparition, ils ont rudement
morigéné ce cadavre,—particulièrement M. Rufus Griswold, qui, pour
rappeler ici l'expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors
une immortelle infamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistre
pressentiment d'une fin subite, avait désigné MM. Griswold et Willis
pour mettre ses œuvres en ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémoire.
Ce pédagogue-vampire a diffamé longuement son ami dans un énorme
article, plat et haineux, juste en tête de l'édition posthume de ses
œuvres.—Il n'existe donc pas en Amérique d'ordonnance qui interdise
aux chiens l'entrée des cimetières?—Quant à M. Willis, il a prouvé, au
contraire, que la bienveillance et la décence marchaient toujours avec
le véritable esprit, et que la charité envers nos confrères, qui est un
devoir moral, était aussi un des commandements du goût.
Causez de Poe avec un Américain, il avouera peut-être son génie,
peut-être même s'en montrera-t-il fier; mais, avec un ton sardonique
supérieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie
débraillée du poëte, de son haleine alcoolisée qui aurait pris feu à la
flamme d'une chandelle, de ses habitudes vagabondes; il vous dira que
c'était un être erratique et hétéroclite, une planète désorbitée, qu'il
roulait sans cesse de Baltimore à New-York, de New-York à Philadelphie,
de Philadelphie à Boston, de Boston à Baltimore, de Baltimore à
Richmond. Et si, le cœur ému par ces préludes d'une histoire navrante,
vous donnez à entendre que l'individu n'est peut-être pas seul coupable
et qu'il doit être difficile de penser et d'écrire commodément dans un
pays où il y a des millions de souverains, un pays sans capitale à
proprement parler, et sans aristocratie,—alors vous verrez ses yeux
s'agrandir et jeter des éclairs, la bave du patriotisme souffrant lui
monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancer des injures à
l'Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours.
Je répète que pour moi la persuasion s'est faite qu'Edgar Poe et sa
patrie n'étaient pas de niveau. Les États-Unis sont un pays gigantesque
et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son
développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu
dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l'industrie;
il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira
par manger le Diable. Le temps et l'argent ont là-bas une valeur si
grande! L'activité matérielle, exagérée jusqu'aux proportions d'une
manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les
choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et
qui d'ailleurs professait que le grand malheur de son pays était de
n'avoir pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un
peuple sans aristocratie le culte du Beau ne peut que se corrompre,
s'amoindrir et disparaître,—qui accusait chez ses concitoyens, jusque
dans leur luxe emphatique et coûteux, sous les symptômes du mauvais goût
caractéristiques des parvenus,—qui considérait le Progrès, la grande
idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les
_perfectionnements_ de l'habitacle humain des cicatrices et des
abominations rectangulaires,—Poe était là-bas un cerveau singulièrement
solitaire. Il ne croyait qu'à l'immuable, à l'éternel, au _self-same_,
et il jouissait—cruel privilège dans une société amoureuse
d'elle-même!—de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche devant le
sage, comme une colonne lumineuse, à travers le désert de
l'histoire.—Qu'eût-il pensé, qu'eût-il écrit, l'infortuné, s'il avait
entendu la théologienne du sentiment supprimer l'Enfer par amitié pour
le genre humain, le philosophe du chiffre proposer un système
d'assurances, une souscription à un sou par tête pour la suppression de
la guerre,—et l'abolition de la peine de mort et de l'orthographe, ces
deux folies corrélatives!—et tant d'autres malades qui écrivent,
_l'oreille inclinée au vent_, des fantaisies giratoires aussi flatueuses
que l'élément qui les leur dicte?—Si vous ajoutez à cette vision
impeccable du vrai, véritable infirmité dans de certaines circonstances,
une délicatesse exquise de sens qu'une note fausse torturait, une
finesse de goût que tout, excepté l'exacte proportion, révoltait, un
amour insatiable du Beau, qui avait pris la puissance d'une passion
morbide, vous ne vous étonnerez pas que pour un pareil homme la vie soit
devenue un enfer, et qu'il ait mal fini; vous admirerez qu'il ait pu
_durer_ aussi longtemps.
II
La famille de Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
grand-père maternel avait servi comme _quarter-master-general_ dans la
guerre de l'Indépendance, et La Fayette l'avait en haute estime et
amitié. Celui-ci, lors de son dernier voyage aux États-Unis, voulut voir
la veuve du général et lui témoigner sa gratitude pour les services que
lui avait rendus son mari. Le bisaïeul avait épousé une fille de
l'amiral anglais Mac Bride, qui était allié avec les plus nobles maisons
d'Angleterre. David Poe, père d'Edgar et fils du général, s'éprit
violemment d'une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, célèbre par sa
beauté; il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa
destinée à la sienne, il se fit comédien et parut avec sa femme sur
différents théâtres, dans les principales villes de l'Union. Les deux
époux moururent à Richmond, presque en même temps, laissant dans
l'abandon et le dénûment le plus complet trois enfants en bas âge, dont
Edgar.
Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813.—C'est d'après son propre dire
que je donne cette date, car il a réclamé contre l'affirmation de
Griswold, qui place sa naissance en 1811.—Si jamais l'esprit de roman,
pour me servir d'une expression de notre poëte, a présidé à une
naissance,—esprit sinistre et orageux!—certes, il présida à la sienne.
Poe fut véritablement l'enfant de la passion et de l'aventure. Un riche
négociant de la ville, M. Allan, s'éprit de ce joli malheureux que la
nature avait doté d'une manière charmante, et, comme il n'avait pas
d'enfants, il l'adopta. Celui-ci s'appela donc désormais Edgar Allan
Poe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l'espérance
légitime d'une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe
certitude. Ses parents adoptifs l'emmenèrent dans un voyage qu'ils
firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande, et, avant de retourner
dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait
une importante maison d'éducation à Stoke-Newington, près de
Londres.—Poe a lui-même, dans _William Wilson_, décrit cette étrange
maison bâtie dans le vieux style d'Elisabeth, et les impressions de sa
vie d'écolier.
Il revint à Richmond en 1822, et continua ses études en Amérique, sous
la direction des meilleurs maîtres de l'endroit. À l'université de
Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua, non seulement par
une intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque
sinistre de passions,—une précocité vraiment américaine,—qui,
finalement, fut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en
passant que Poe avait déjà, à Charlottesville, manifesté une aptitude
des plus remarquables pour les sciences physiques et mathématiques. Plus
tard il en fera un usage fréquent dans ses étranges contes, et en tirera
des moyens très-inattendus. Mais j'ai des raisons de croire que ce n'est
pas à cet ordre de compositions qu'il attachait le plus d'importance, et
que—peut-être même à cause de cette précoce aptitude—il n'était pas
loin de les considérer comme de faciles jongleries, comparativement aux
ouvrages de pure imagination.—Quelques malheureuses dettes de jeu
amenèrent une brouille momentanée entre lui et son père adoptif, et
Edgar—fait des plus curieux et qui prouve, quoi qu'on ait dit, une dose
de chevalerie assez forte dans son impressionnable cerveau,—conçut le
projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d'aller combattre les
Turcs. Il partit donc pour la Grèce.—Que devint-il en Orient? qu'y
fit-il? étudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée?—pourquoi
le trouvons-nous à Saint-Pétersbourg, sans passeport, compromis, et dans
quelle sorte d'affaire, obligé d'en appeler au ministre américain, Henry
Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui?—on
l'ignore; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie
d'Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie et sa correspondance
ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n'ont jamais
paru.
Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d'entrer à l'école
militaire de West-Point; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs,
il donna les signes d'une intelligence admirablement douée, mais
indisciplinable, et, au bout de quelques mois, il fut rayé.—En même
temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir
les conséquences les plus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour
laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale,
mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune. Une querelle
domestique prend ici place,—une histoire bizarre et ténébreuse que je
ne peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliquée par aucun
biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il se soit
définitivement séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants
de son second mariage, l'ait complètement frustré de sa succession.
Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publia un petit volume de
poésies; c'était en vérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir la
poésie anglaise, il y a là déjà l'accent extra-terrestre, le calme dans
la mélancolie, la solennité délicieuse, l'expérience précoce,—j'allais,
je crois, dire _expérience innée_,—qui caractérisent les grands
poëtes[2].
La misère le fit quelque temps soldat, et il est présumable qu'il se
servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les
matériaux de ses futures compositions,—compositions étranges, qui
semblent avoir été créées pour nous démontrer que l'étrangeté est une
des parties intégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul
élément où puissent respirer certains êtres déclassés, Poe se mourait
dans une misère extrême, quand un hasard heureux le releva. Le
propriétaire d'une revue venait de fonder deux prix, l'un pour le
meilleur conte, l'autre pour le meilleur poëme. Une écriture
singulièrement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait le
comité, et lui donna l'envie d'examiner lui-même les manuscrits. Il se
trouva que Poe avait gagné les deux prix; mais un seul lui fut donné. Le
président de la commission fut curieux de voir l'inconnu. L'éditeur du
journal lui amena un jeune homme d'une beauté frappante, en guenilles,
boutonné jusqu'au menton, et qui avait l'air d'un gentilhomme aussi fier
qu'affamé[3]. Kennedy se conduisit bien. Il fit faire à Poe la
connaissance d'un M. Thomas White, qui fondait à Richmond le _Southern
Literary Messenger_. M. White était un homme d'audace, mais sans aucun
talent littéraire; il lui fallait un aide. Poe se trouva donc tout
jeune,—à vingt-deux ans,—directeur d'une revue dont la destinée
reposait tout entière sur lui. Cette prospérité, il la créa. Le
_Southern Literary Messenger_ a reconnu depuis lors que c'était à cet
excentrique maudit, à cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa clientèle
et sa fructueuse notoriété. C'est dans ce magazine que parut pour la
première fois l'_Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall_, et
plusieurs autres contes que nos lecteurs verront défiler sous leurs
yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur merveilleuse,
étonna son public par une série de compositions d'un genre nouveau et
par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la sévérité
raisonnées étaient bien faites pour attirer les yeux. Ces articles
portaient sur des livres de tout genre, et la forte éducation que le
jeune homme s'était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon
qu'on sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents
dollars, c'est-à-dire deux mille sept cents francs par
an.—_Immédiatement_,—dit Griswold, ce qui veut dire: «Il se croyait
assez riche, l'imbécile!»—il épousa une jeune fille, belle, charmante,
d'une nature aimable et héroïque; mais _ne possédant pas un
sou_,—ajoute le même Griswold avec une nuance de dédain. C'était une
demoiselle Virginia Clemm, sa cousine.
Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe
au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparation se trouve
évidemment dans les accès d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du
poëte,—accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel
spirituel, comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus
romantique paysage un air de mélancolie en apparence irréparable.—Dès
lors, nous verrons l'infortuné déplacer sa tente, comme un homme du
désert, et transporter ses légers pénates dans les principales villes de
l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y collaborera d'une manière
éclatante. Il répandra avec une éblouissante rapidité des articles
critiques, philosophiques, et des contes pleins de magie qui paraissent
réunis sous le titre de _Tales of the Grotesque and the
Arabesque_,—titre remarquable et intentionnel, car les ornements
grotesques et arabesques repoussent la figure humaine, et l'on verra
qu'à beaucoup d'égards la littérature de Poe est extra ou supra-humaine.
Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuses insérées dans
les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement malades
à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la mort de
Madame Poe, le poëte subit les premières attaques du _delirium tremens_.
Une note nouvelle paraît soudainement dans un journal,—celle-là plus
que cruelle,—qui accuse son mépris et son dégoût du monde, et lui fait
un de ces procès de tendance, véritables réquisitoires de l'opinion,
contre lesquels il eut toujours à se défendre,—une des luttes les plus
stérilement fatigantes que je connaisse.
Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient
à peu près le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse
de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il rêva, comme tant d'autres
écrivains, une _Revue_ à lui, il voulut être _chez lui_, et le fait est
qu'il avait suffisamment souffert pour désirer ardemment cet abri
définitif pour sa pensée. Pour arriver à ce résultat, pour se procurer
une somme d'argent suffisante, il eut recours aux _lectures_. On sait ce
que sont ces lectures,—une espèce de spéculation, le Collège de France
mis à la disposition de tous les littérateurs, l'auteur ne publiant sa
_lecture_ qu'après qu'il en a tiré toutes les recettes qu'elle peut
rendre. Poe avait déjà donné à New-York une _lecture_ _d'Eureka_, son
poëme cosmogonique, qui avait même soulevé de grosses discussions. Il
imagina cette fois de donner des _lectures_ dans son pays, dans la
Virginie. Il comptait, comme il l'écrivait à Willis, faire une tournée
dans l'Ouest et le Sud, et il espérait le concours de ses amis
littéraires et de ses anciennes connaissances de collège et de
West-Point. Il visita donc les principales villes de la Virginie, et
Richmond revit celui qu'on y avait connu si jeune, si pauvre, si
délabré. Tous ceux qui n'avaient pas vu Poe depuis les jours de son
obscurité accoururent en foule pour contempler leur illustre
compatriote. Il apparut, beau, élégant, correct comme le génie. Je crois
même que, depuis quelque temps, il avait poussé la condescendance
jusqu'à se faire admettre dans une société de tempérance. Il choisit un
thème aussi large qu'élevé: _le Principe de la Poésie_, et il le
développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges. Il croyait,
en vrai poëte qu'il était, que le but de la poésie est de même nature
que son principe, et qu'elle ne doit pas avoir en vue autre chose
qu'elle-même.
Le bel accueil qu'on lui fit inonda son pauvre cœur d'orgueil et de
joie; il se montrait tellement enchanté, qu'il parlait de s'établir
définitivement à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son
enfance lui avait rendus chers. Cependant, il avait affaire à New-York,
et il partit le 4 octobre, se plaignant de frissons et de faiblesses. Se
sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, le 6, au soir, il
fit porter ses bagages à l'embarcadère d'où il devait se diriger sur
Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant
quelconque. Là, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances
et s'attarda. Le lendemain matin, dans les pâles ténèbres du petit jour,
un cadavre fut trouvé sur la voie,—est-ce ainsi qu'il faut dire?—non,
un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale
estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni
papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C'est là que Poe
mourut, le soir même du dimanche, 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept
ans, vaincu par le _delirium tremens_, ce terrible visiteur qui avait
déjà hanté son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un
des plus grands héros littéraires, l'homme de génie qui avait écrit dans
le _Chat noir_ ces mots fatidiques: _Quelle maladie est comparable à
l'alcool_![4]
Cette mort est presque un suicide,—un suicide préparé depuis longtemps.
Du moins, elle en causa le scandale. La clameur fut grande, et la vertu
donna carrière à son _cant_ emphatique, librement et voluptueusement.
Les oraisons funèbres les plus indulgentes ne purent pas ne pas donner
place à l'inévitable morale bourgeoise, qui n'eut garde de manquer une
si admirable occasion. M. Griswold diffama; M. Willis, sincèrement
affligé, fut mieux que convenable.—Hélas, celui qui avait franchi les
hauteurs les plus ardues de l'esthétique et plongé dans les abîmes les
moins explorés de l'intellect humain, celui qui, à travers une vie qui
ressemble à une tempête sans accalmie, avait trouvé des moyens nouveaux,
des procédés inconnus pour étonner l'imagination, pour séduire les
esprits assoiffés de Beau, venait de mourir en quelques heures dans un
lit d'hôpital,—quelle destinée! Et tant de grandeur et tant de malheur,
pour soulever un tourbillon de phraséologie bourgeoise, pour devenir la
pâture et le thème des journalistes vertueux!
_Ut declamatio fias!_
Ces spectacles ne sont pas nouveaux; il est rare qu'une sépulture
fraîche et illustre ne soit pas un rendez-vous de scandales. D'ailleurs,
la société n'aime pas ces enragés malheureux, et, soit qu'ils troublent
ses fêtes, soit qu'elle les considère naïvement comme des remords, elle
a incontestablement raison. Qui ne se rappelle les déclamations
parisiennes lors de la mort de Balzac, qui cependant mourut
correctement?—Et plus récemment encore,—il y a aujourd'hui, 26
janvier, juste un an,—quand un écrivain[5] d'une honnêteté admirable,
d'une haute intelligence, et _qui fut toujours lucide_, alla
discrètement, sans déranger personne,—si discrètement que sa discrétion
ressemblait à du mépris,—délier son âme dans la rue la plus noire qu'il
put trouver,—quelles dégoûtantes homélies!—quel assassinat raffiné! Un
journaliste célèbre, à qui Jésus n'enseignera jamais les manières
généreuses, trouva l'aventure assez joviale pour la célébrer en un gros
calembour.—Parmi l'énumération nombreuse des _droits de l'homme_ que la
sagesse du XIXe siècle a recommencée si souvent et si complaisamment,
deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se
contredire et le droit de _s'en aller_. Mais la _société_ regarde celui
qui s'en va comme un insolent; elle châtierait volontiers certaines
dépouilles funèbres, comme ce malheureux soldat, atteint de vampirisme,
que la vue d'un cadavre exaspérait jusqu'à la fureur.—Et cependant, on
peut dire que, sous la pression de certaines circonstances, après un
sérieux examen de certaines incompatibilités, avec de fermes croyances à
de certains dogmes et métempsycoses,—on peut dire, sans emphase et sans
jeu de mots, que le suicide est parfois l'action la plus raisonnable de
la vie. Et ainsi se forme une compagnie de fantômes déjà nombreuse, qui
nous hante familièrement, et dont chaque membre vient nous vanter son
repos actuel et nous verser ses persuasions.
Avouons toutefois que la lugubre fin de l'auteur d'_Eureka_ suscita
quelques consolantes exceptions, sans quoi il faudrait désespérer, et la
place ne serait plus tenable. M. Willis, comme je l'ai dit, parla
honnêtement, et même avec émotion, des bons rapports qu'il avait
toujours eus avec Poe. MM. John Neal et George Graham rappelèrent M.
Griswold à la pudeur. M. Longfellow—et celui-ci est d'autant plus
méritant que Poe l'avait cruellement maltraité—sut louer d'une manière
digne d'un poëte sa haute puissance comme poëte et comme prosateur. Un
inconnu écrivit que l'Amérique littéraire avait perdu sa plus forte
tête.
Mais le cœur brisé, le cœur déchiré, le cœur percé des sept glaives
fut celui de Mme Clemm. Edgar était à la fois son fils et sa fille. Rude
destinée, dit Willis, à qui j'emprunte ces détails, presque mot pour
mot, rude destinée que celle qu'elle surveillait et protégeait. Car
Edgar Poe était un homme embarrassant; outre qu'il écrivait avec une
fastidieuse difficulté et _dans un style trop au-dessus du niveau
intellectuel commun pour qu'on pût le payer cher_, il était toujours
plongé dans des embarras d'argent, et souvent lui et sa femme malade
manquaient des choses les plus nécessaires à la vie. Un jour, Willis vit
entrer dans son bureau une femme vieille, douce, grave. C'était Mme
Clemm. Elle _cherchait de l'ouvrage_ pour son cher Edgar. Le biographe
dit qu'il fut sincèrement frappé, non pas seulement de l'éloge parfait,
de l'appréciation exacte qu'elle faisait des talents de son fils, mais
aussi de tout son être extérieur,—de sa voix douce et triste, de ses
manières un peu surannées, mais belles et grandes. Et pendant plusieurs
années, ajoute-t-il, nous avons vu cet infatigable serviteur du génie,
pauvrement et insuffisamment vêtu, allant de journal en journal pour
vendre tantôt un poëme, tantôt un article, disant quelquefois qu'il
était malade,—unique explication, unique raison, invariable excuse
qu'elle donnait quand son fils se trouvait frappé momentanément d'une de
ces stérilités que connaissent les écrivains nerveux,—et ne permettant
jamais à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme
un doute, comme un amoindrissement de confiance dans le génie et la
volonté de son bien-aimé. Quand sa fille mourut, elle s'attacha au
survivant de la désastreuse bataille avec une ardeur maternelle
renforcée, elle vécut avec lui, prit soin de lui, le surveillant, le
défendant contre la vie et contre lui-même. Certes,—conclut Willis avec
une haute et impartiale raison,—si le dévouement de la femme, né avec
un premier amour et entretenu par la passion humaine, glorifie et
consacre son objet, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un
dévouement comme celui-ci, pur, désintéressé et saint comme une
sentinelle divine? Les détracteurs de Poe auraient dû en effet remarquer
qu'il est des séductions si puissantes qu'elles ne peuvent être que des
vertus.
On devine combien terrible fut la nouvelle pour la malheureuse femme.
Elle écrivit à Willis une lettre dont voici quelques lignes:
«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie... Pouvez-vous me
transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
à M... de venir me voir; j'ai à m'acquitter envers lui d'une commission
de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier
d'annoncer sa mort, et de parler bien de lui. Je sais que vous le ferez.
_Mais dites bien quel fils affectueux il était pour moi_, sa pauvre mère
désolée...»
Cette femme m'apparaît grande et plus qu'antique. Frappée d'un coup
irréparable, elle ne pense qu'à la réputation de celui qui était tout
pour elle, et il ne suffit pas, pour la contenter, qu'on dise qu'il
était un génie, il faut qu'on sache qu'il était un homme de devoir et
d'affection. Il est évident que cette mère—flambeau et foyer allumés
par un rayon du plus haut ciel—a été donnée en exemple à nos races trop
peu soigneuses du dévouement, de l'héroïsme, et de tout ce qui est plus
que le devoir. N'était-ce pas justice d'inscrire au-dessus des ouvrages
du poëte le nom de celle qui fut le soleil moral de sa vie? Il embaumera
dans sa gloire le nom de la femme dont la tendresse savait panser ses
plaies, et dont l'image voltigera incessamment au-dessus du martyrologe
de la littérature.
III
La vie de Poe, ses mœurs, ses manières, son être physique, tout ce qui
constitue l'ensemble de son personnage, nous apparaissent comme quelque
chose de ténébreux et de brillant à la fois. Sa personne était
singulière, séduisante et, comme ses ouvrages, marquée d'un
indéfinissable cachet de mélancolie. Du reste, il avait montré une rare
aptitude pour tous les exercices physiques, et bien qu'il fût petit,
avec des pieds et des mains de femme, tout son être portant d'ailleurs
ce caractère de délicatesse féminine, il était plus que robuste et
capable de merveilleux traits de force. Il a, dans sa jeunesse, gagné un
pari de nageur qui dépasse la mesure ordinaire du possible. On dirait
que la Nature fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses un
tempérament énergique, comme elle donne une puissante vitalité aux
arbres qui sont chargés de symboliser le deuil et la douleur. Ces
hommes-là, avec des apparences quelquefois chétives, sont taillés en
athlètes, bons pour l'orgie et pour le travail, prompts aux excès et
capables d'étonnantes sobriétés.
Il est quelques points relatifs à Edgar Poe, sur lesquels il y a un
accord unanime, par exemple sa haute distinction naturelle, son
éloquence et sa beauté, dont, à ce qu'on dit, il tirait un peu de
vanité. Ses manières, mélange singulier de hauteur avec une douceur
exquise, étaient pleines de certitude. Physionomie, démarche, gestes,
air de tête, tout le désignait, surtout dans ses bons jours, comme une
créature d'élection. Tout son être respirait une solennité pénétrante.
Il était réellement marqué par la nature, comme ces figures de passants
qui tirent l'œil de l'observateur et préoccupent sa mémoire. Le pédant
et aigre Griswold lui-même avoue que, lorsqu'il alla rendre visite à
Poe, et qu'il le trouva pâle et malade encore de la mort et de la
maladie de sa femme, il fut frappé outre mesure non seulement de la
perfection de ses manières, mais encore de la physionomie
aristocratique, de l'atmosphère parfumée de son appartement, d'ailleurs
assez modestement meublé. Griswold ignore que le poëte a plus que tous
les hommes ce merveilleux privilège attribué à la femme parisienne et à
l'Espagnole, de savoir se parer avec un rien, et que Poe, amoureux du
beau en toutes choses, aurait trouvé l'art de transformer une chaumière
en un palais d'une espèce nouvelle. N'a-t-il pas écrit, avec l'esprit le
plus original et le plus curieux, des projets de mobiliers, des plans de
maisons de campagne, de jardins et de réformes de paysages?
Il existe une lettre charmante de Mme Frances Osgood, qui fut une des
amies de Poe, et qui nous donne sur ses mœurs, sur sa personne et sur
sa vie de ménage, les plus curieux détails. Cette femme, qui était
elle-même un littérateur distingué, nie courageusement tous les vices et
toutes les fautes reprochées au poëte.
«Avec les hommes, dit-elle à Griswold, peut-être était-il tel que vous
le dépeignez, et comme homme vous pouvez avoir raison. Mais je pose en
fait qu'avec les femmes il était tout autre, et que jamais femme n'a pu
connaître M. Poe sans éprouver pour lui un profond intérêt. Il ne m'a
jamais apparu que comme un modèle d'élégance, de distinction et de
générosité...
«La première fois que nous nous vîmes, ce fut à _Astor-House_. Willis
m'avait fait passer à table d'hôte _le corbeau_, sur lequel l'auteur, me
dit-il, désirait connaître mon opinion. La musique mystérieuse et
surnaturelle de ce poëme étrange me pénétra si intimement, que, lorsque
j'appris que Poe désirait m'être présenté, j'éprouvai un sentiment
singulier et qui ressemblait à de l'effroi. Il parut avec sa belle et
orgueilleuse tête, ses yeux sombres qui dardaient une lumière
d'élection, une lumière de sentiment et de pensée, avec ses manières qui
étaient un mélange intraduisible de hauteur et de suavité—il me salua,
calme, grave, presque froid; mais sous cette froideur vibrait une
sympathie si marquée, que je ne pus m'empêcher d'en être profondément
impressionnée. À partir de ce moment jusqu'à sa mort, nous fûmes
amis..., et je sais que, dans ses dernières paroles, j'ai eu ma part de
souvenir, et qu'il m'a donné, avant que sa raison ne fût culbutée de son
trône de souveraine, une preuve suprême de sa fidélité en amitié.
«C'était surtout dans son intérieur, à la fois simple et poétique, que
le caractère d'Edgar Poe, apparaissait pour moi, dans sa plus belle
lumière. Folâtre, affectueux, spirituel, tantôt docile et tantôt méchant
comme un enfant gâté, il avait toujours pour sa jeune, douce et adorée
femme, et pour tous ceux qui venaient, même au milieu de ses plus
fatigantes besognes littéraires, un mot aimable, un sourire
bienveillant, des attentions gracieuses et courtoises. Il passait
d'interminables heures à son pupitre, sous le portrait de sa _Lénore_,
l'aimée et la morte, toujours assidu, toujours résigné et fixant avec
son admirable écriture les brillantes fantaisies qui traversaient son
étonnant cerveau incessamment en éveil.—Je me rappelle l'avoir vu un
matin plus joyeux et plus allègre que de coutume. Virginia, sa douce
femme, m'avait priée d'aller les voir et il m'était impossible de
résister à ces sollicitations... Je le trouvai travaillant à la série
d'articles qu'il a publiées sous le titre: _the Literati of New-York_.
«Voyez—me dit-il, en déployant avec un rire de triomphe plusieurs
petits rouleaux de papier (il écrivait sur des bandes étroites, sans
doute pour conformer sa copie à la _justification_ des journaux),—je
vais vous montrer par la différence des longueurs les divers degrés
d'estime que j'ai pour chaque membre de votre gent littéraire. Dans
chacun de ces papiers, l'un de vous est peloté et proprement
discuté.—Venez ici, Virginia, et aidez-moi!» Et il les déroulèrent tous
un à un. À la fin, il y en avait un qui semblait interminable. Virginia,
tout en riant, reculait jusqu'à un coin de la chambre le tenant par un
bout, et son mari vers un autre coin avec l'autre bout. «Et quel est
l'heureux, dis-je, que vous avez jugé digne de cette incommensurable
douceur?—L'entendez-vous, s'écria-t-il, comme si son vaniteux petit
cœur ne lui avait pas déjà dit que c'est elle-même!»
«Quand je fus obligée de voyager pour ma santé, j'entretins une
correspondance régulière avec Poe, obéissant en cela aux vives
sollicitations de sa femme, qui croyait que je pouvais obtenir sur lui
une influence et un ascendant salutaires... Quant à l'amour et à la
confiance qui existaient entre sa femme et lui, et qui étaient pour moi
un spectacle délicieux, je n'en saurais parler avec trop de conviction,
avec trop de chaleur. Je néglige quelques petits épisodes poétiques dans
lesquels le jeta son tempérament romanesque. Je pense qu'elle était la
seule femme qu'il ait toujours véritablement aimée...»
Dans les _Nouvelles_ de Poe, il n'y a jamais d'amour. Du moins _Ligeia,
Éleonora_, ne sont pas, à proprement parler, des histoires d'amour,
l'idée principale sur laquelle pivote l'œuvre étant tout autre.
Peut-être croyait-il que la prose n'est pas une langue à la hauteur de
ce bizarre et presque intraduisible sentiment; car ses poésies, en
revanche, en sont fortement saturées. La divine passion y apparaît
magnifique, étoilée d'une irrémédiable mélancolie. Dans ses articles, il
parle quelque fois de l'amour, et même comme d'une chose dont le nom
fait frémir la plume. Dans _the Domain of Arnheim_, il affirmera que les
quatre conditions élémentaires du bonheur sont: la vie en plein air,
_l'amour d'une femme_, le détachement de toute ambition et la création
d'un Beau nouveau.—Ce qui corrobore l'idée de Mme Frances Osgood
relativement au respect chevaleresque de Poe pour les femmes, c'est que,
malgré son prodigieux talent pour le grotesque et l'horrible, il n'y a
pas dans toute son œuvre un seul passage qui ait trait à la lubricité
ou même aux jouissances sensuelles. Ses portraits de femmes sont, pour
ainsi dire, auréolés; ils brillent au sein d'une vapeur surnaturelle et
sont peints à la manière emphatique d'un adorateur.—Quant aux _petits
épisodes romanesques,_ y a-t-il lieu de s'étonner qu'un être aussi
nerveux, dont la soif du Beau était peut-être le trait principal, ait
parfois, avec une ardeur passionnée, cultivé la galanterie, cette fleur
volcanique et musquée, pour qui le cerveau bouillonnant des poëtes est
un terrain de prédilection?
De sa beauté personnelle singulière dont parlent plusieurs biographes,
l'esprit peut, je crois, se faire une idée approximative en appelant à
son secours toutes les notions vagues, mais cependant caractéristiques,
contenues dans le mot _romantique_, mot qui sert généralement à rendre
les genres de beauté consistant surtout dans l'expression. Poe avait un
front vaste, dominateur, où certaines protubérances trahissaient les
facultés débordantes qu'elles sont chargées de
représenter,—construction, comparaison, causalité,—et où trônait dans
un orgueil calme le sens de l'idéalité, le sens esthétique par
excellence. Cependant, malgré ces dons, ou même à cause de ces
privilèges exorbitants, cette tête vue de profil n'offrait peut-être pas
un aspect agréable. Comme dans toutes les choses excessives par un sens,
un déficit pouvait résulter de l'abondance, une pauvreté de
l'usurpation. Il avait de grands yeux à la fois sombres et pleins de
lumière, d'une couleur indécise et ténébreuse, poussée au violet, le nez
noble et solide, la bouche fine et triste, quoique légèrement souriante,
le teint brun clair, la face généralement pâle, la physionomie un peu
distraite et imperceptiblement grimée par une mélancolie habituelle.
Sa conversation était des plus remarquables et essentiellement
nourrissante. Il n'était pas ce qu'on appelle un beau parleur,—une
chose horrible,—et d'ailleurs sa parole comme sa plume avaient horreur
du convenu; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes
études, des impressions ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette
parole un enseignement. Son éloquence, essentiellement poétique, pleine
de méthode, et se mouvant toutefois hors de toute méthode connue, un
arsenal d'images tirées d'un monde peu fréquenté par la foule des
esprits, un art prodigieux à déduire d'une proposition évidente et
absolument acceptable, des aperçus secrets et nouveaux, à ouvrir
d'étonnantes perspectives, et, en un mot, l'art de ravir, de faire
penser, de faire rêver, d'arracher les âmes des bourbes de la routine,
telles étaient les éblouissantes facultés dont beaucoup de gens ont
gardé le souvenir. Mais il arrivait parfois—on le dit, du moins,—que
le poëte, se complaisant dans un caprice destructeur, rappelait
brusquement ses amis à la terre par un cynisme affligeant et démolissait
brutalement son œuvre de spiritualité. C'est d'ailleurs une chose à
noter, qu'il était fort peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et
je crois que le lecteur trouvera sans peine dans l'histoire d'autres
intelligences grandes et originales, pour qui toute compagnie était
bonne. Certains esprits, solitaires au milieu de la foule, et qui se
repaissent dans le monologue, n'ont que faire de la délicatesse en
matière de public. C'est, en somme, une espèce de fraternité basée sur
le mépris.
De cette ivrognerie,—célébrée et reprochée avec une insistance qui
pourrait donner à croire que tous les écrivains des États-Unis, excepté
Poe, sont des anges de sobriété,—il faut cependant en parler. Plusieurs
versions sont plausibles, et aucune n'exclut les autres. Avant tout, je
suis obligé de remarquer que Willis et Mme Osgood affirment qu'une
quantité fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber
complètement son organisation. Il est d'ailleurs facile de supposer
qu'un homme aussi réellement solitaire, aussi profondément malheureux,
et qui a pu souvent envisager tout le système social comme un paradoxe
et une imposture, un homme qui, harcelé par une destinée sans pitié,
répétait souvent que la société n'est qu'une cohue de misérables (c'est
Griswold qui rapporte cela, aussi scandalisé qu'un homme qui peut penser
la même chose, mais qui ne la dira jamais),—il est naturel, dis-je, de
supposer que ce poëte jeté tout enfant dans les hasards de la vie libre,
le cerveau cerclé par un travail âpre et continu, ait cherché parfois
une volupté d'oubli dans les bouteilles. Rancunes littéraires, vertiges
de l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout
dans le noir de l'ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais,
quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas
suffisamment large, et je m'en défie à cause de sa déplorable
simplicité.
J'apprends qu'il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une
activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme
accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui _quelque chose_
à tuer, _a worm that would not die_. On raconte d'ailleurs qu'un jour,
au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et comme on le
félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes
conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit «Il est possible que
vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci: je ne me marierai pas!»),
il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui
devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice, pour se
débarrasser d'un parjure envers la pauvre morte dont l'image vivait
toujours en lui et qu'il avait admirablement chantée dans son _Annabel
Lee_. Je considère donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment
précieux de préméditation comme acquis et constaté.
Je lis d'autre part, dans un long article du _Southern Literary
Messenger_,—cette même revue dont il avait commencé la fortune,—que
jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée,
jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible
habitude; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a
précédé ou suivi une de ses crises; qu'après la publication d'_Eureka_,
il sacrifia déplorablement à son penchant, et qu'à New-York, le matin
même où paraissait _le Corbeau_, pendant que le nom du poëte était dans
toutes les bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement.
Remarquez que les mots: _précédé_ ou _suivi_, impliquent que l'ivresse
pouvait servir d'excitant aussi bien que de repos.
Or, il est incontestable que—semblables à ces impressions fugitives et
frappantes, d'autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont
fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce
d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum
oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d'un événement semblable à un
événement déjà connu et qui occupait la même place dans une chaîne
antérieurement révélée,—semblables à ces singuliers rêves périodiques
qui fréquentent nos sommeils,—il existe dans l'ivresse non seulement
des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements, qui ont
besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance. Si le
lecteur m'a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion: Je
crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous,
l'ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail,
méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée.
Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s'exerce à
faire des cahiers de note. Il ne pouvait résister au désir de retrouver
les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu'il
avait rencontrées dans une tempête précédente: c'étaient de vieilles
connaissances qui l'attiraient impérativement, et, pour renouer avec
elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une
partie de ce qui fait aujourd'hui notre jouissance est ce qui l'a tué.
IV
Des ouvrages de ce singulier génie, j'ai peu de chose à dire; le public
fera voir ce qu'il en pense. Il me serait difficile, peut-être, mais non
pas impossible de débrouiller sa méthode, d'expliquer son procédé,
surtout dans la partie de ses œuvres dont le principal effet gît dans
une analyse bien ménagée. Je pourrais introduire le lecteur dans les
mystères de sa fabrication, m'étendre longuement sur cette portion de
génie américain qui le fait se réjouir d'une difficulté vaincue, d'une
énigme expliquée, d'un tour de force réussi,—qui le pousse à se jouer
avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des
probabilités et des conjectures, et à créer des _canards_ auxquels son
art subtil a donné une vie vraisemblable. Personne ne niera que Poe ne
soit un jongleur merveilleux, et je sais qu'il donnait surtout son
estime à une autre partie de ses œuvres. J'ai quelques remarques plus
importantes à faire, d'ailleurs très-brèves.
Ce n'est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa
renommée, qu'il lui sera donné de conquérir l'admiration des gens qui
pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée
néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,—par son
admirable style, pur et bizarre,—serré comme les mailles d'une
armure,—complaisant et minutieux,—et dont la plus légère intention
sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu,—et enfin surtout
par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique qui lui a permis de
peindre et d'expliquer, d'une manière impeccable, saisissante, terrible,
l'_exception dans l'ordre moral_.—Diderot, pour prendre un exemple
entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'écrivain des nerfs, et même
de quelque chose de plus,—et le meilleur que je connaisse.
Chez lui, toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un
tourbillon. Sa solennité surprend et tient l'esprit en éveil. On sent
tout d'abord qu'il s'agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à
peu, se déroule une histoire dont tout l'intérêt repose sur une
imperceptible déviation de l'intellect, sur une hypothèse audacieuse,
sur un dosage imprudent de la Nature dans l'amalgame des facultés. Le
lecteur, lié par le vertige, est contraint de suivre l'auteur dans ses
entraînantes déductions.
Aucun homme, je le répète, n'a raconté avec plus de magie les
_exceptions_ de la vie humaine et de la nature,—les ardeurs de
curiosité de la convalescence;—les fins de saisons chargées de
splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent
du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d'un instrument, où
les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du
cœur;—l'hallucination laissant d'abord place au doute, bientôt
convaincue et raisonneuse comme un livre;—l'absurde s'installant dans
l'intelligence et la gouvernant avec une épouvantable
logique;—l'hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction
établie entre les nerfs et l'esprit, et l'homme désaccordé au point
d'exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu'il y a de plus
fugitif, il soupèse l'impondérable et décrit, avec cette manière
minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet
imaginaire qui flotte autour de l'homme nerveux et le conduit à mal.
L'ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l'amour
du grotesque et dans l'horrible pour l'amour de l'horrible, me sert à
vérifier la sincérité de son œuvre et l'accord de l'homme avec le
poëte.—J'ai déjà remarqué que, chez plusieurs hommes, cette ardeur
était souvent le résultat d'une vaste énergie vitale inoccupée, et aussi
d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme
peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements soudains,
violents, inutiles, les grands cris jetés en l'air, sans que l'esprit
ait commandé au gosier, sont des phénomènes à ranger dans le même ordre.
Au sein de cette littérature où l'air est raréfié, l'esprit peut
éprouver cette vague angoisse, cette peur prompte aux larmes et ce
malaise du cœur qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais
l'admiration est la plus forte, et d'ailleurs l'art est si grand! Les
fonds et les accessoires y sont appropriés au sentiment des personnages.
Solitude de la Nature ou agitation des villes, tout y est décrit
nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a
élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter
ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la
phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage. La nature
dite inanimée participe de la nature des êtres vivants, et, comme eux,
frissonne d'un frisson surnaturel et galvanique.
Quelquefois, des échappées magnifiques, gorgées de lumière et de
couleur, s'ouvrent soudainement dans ses paysages, et l'on voit
apparaître au fond de leurs horizons des villes orientales et des
architectures, vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies
d'or.
Les personnages de Poe, ou plutôt le personnage de Poe, l'homme aux
facultés suraiguës, l'homme aux nerfs relâchés, l'homme dont la volonté
ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard
est tendu avec la roideur d'une épée sur des objets qui grandissent à
mesure qu'il les regarde,—c'est Poe lui-même.—Et ses femmes, toutes
lumineuses et malades, mourant de maux bizarres et parlant avec une voix
qui ressemble à une musique, c'est encore lui; ou du moins, par leurs
aspirations étranges, par leur savoir, par leur mélancolie
inguérissable, elles participent fortement de la nature de leur
créateur. Quant à sa femme idéale, à sa Titanide, elle se révèle sous
différents portraits éparpillés dans ses poésies trop peu nombreuses,
portraits ou plutôt manières de sentir la beauté, que le tempérament de
l'auteur rapproche et confond dans une unité vague mais sensible, et où
vit plus délicatement peut-être qu'ailleurs cet amour insatiable du
Beau, qui est son grand titre, c'est-à-dire le résumé de ses titres à
l'affection et au respect des poëtes.
Nous rassemblons sous le titre _Histoires extraordinaires_ divers contes
choisis dans l'œuvre générale de Poe. Cette œuvre se compose d'un
nombre considérable de nouvelles, d'une quantité non moins forte
d'articles critiques et d'articles divers, d'un poëme philosophique
(Eureka), de poésies et d'un roman purement humain (_la Relation
d'Arthur Gordon Pym_). Si je trouve encore, comme je l'espère,
l'occasion de parler de ce poëte, je donnerai l'analyse de ses opinions
philosophiques et littéraires, ainsi que généralement des œuvres dont
la traduction complète aurait peu de chances de succès auprès d'un
public qui préfère de beaucoup l'amusement et l'émotion à la plus
importante vérité philosophique.
CHARLES BAUDELAIRE.
Cette traduction est dédiée à Maria Clemm
À la mère enthousiaste et dévouée,
à celle pour qui le poète a écrit ces vers
Parce que je sens que, là-haut dans les Cieux,
Les Anges, quand ils se parlent doucement à l'oreille,
Ne trouvent pas, parmi leurs termes brûlants d'amour,
D'expression plus fervente que celle de Mère,
Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
Vous qui êtes plus qu'une mère pour moi
Et remplissez le sanctuaire de mon cœur où la Mort vous a installée
En affranchissant l'âme de ma Virginia.
Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure,
N'était que ma mère, à moi; mais vous,
Vous êtes la mère de celle que j'aimais si tendrement,
Et ainsi vous m'êtes plus chère que la mère que j'ai connue
De tout un infini,—juste comme ma femme
Était plus chère à mon âme que celle-ci à sa propre essence.